A LA QUETE DU VIVANT
Souffler, respirer, haleter, ahaner, errer, ramper, tracer, bouger puis se percevoir bougeant, entendre, ressentir puis entrevoir dans les profondeurs auxquelles la paupière close renvoie, des masses informes, volumineuses et fuyantes ; repérer dans le sillage de leurs lentes dérives, portées par une eau matricielle, un lambeau de souvenir archaïque, les premiers effleurements, les premiers émois, le goût du vivant avant que la reptation ne s’essouffle et se transforme, avant que les nageoires ne deviennent pattes, puis membres, avant que les sens mystérieusement interpellés par l’appel sourd des profondeurs insondables qui renvoient à celles de l’univers, n’invitent au redressement, avant que les bras aspirent à devenir ailes...
Aller à la rencontre du vivant oblige celui qui en ressent le besoin, à une vérité qui n’a pas sa pareille dans le monde extérieur. C’est un travail d’athlète, de décathlonien, qui demande un entraînement intense. Une vigilance sans faille. Une voie qui ne permet aucun arrangement, ne repose sur aucun passe-droit, ne connaît ni corruption ni cooptation ou états d’âme. Juste une infinie patience. Le vivant déborde de patience. Il nous attend !
Frayer l’air, humer le sol et s’y frotter, gesticuler, pousser contre, prendre appui puis se projeter, se dresser, se confronter aux vents, copier des bras le balancement des branches des arbres, majestueuses dans les airs ; quêter jusqu’au bout de ses forces, découvrir l’épuisement, le temps mort, l’élan brisé, s’abandonner, se reprendre ensuite pour se rassembler, observer, contempler, être pris par un geste puis surpris, le goûter, le reproduire, le moduler et l’explorer à l’infini, le dédoubler, puis d’autres gestes, comme autant de cellules dans le corps, de mouvements dans l’univers, puis les assembler, plonger sans le savoir encore, dans ce fleuve que ceux qui nous ont précédés nomment la danse !
Aller à la rencontre du vivant oblige celui qui en ressent le besoin, à se distancer d’un monde de mots, à se défaire de l’habitude de mesurer, quantifier et dater toutes choses, à se détacher des repères inculqués. Il n’est plus né en… mais néant. Et dans cet espace en apparence hostile, qui s’offre alors à son regard nouvellement tourné vers le dedans, pour ne pas se perdre en route, il va grandir en muscles, mûrir en fibres et en conscience physique ; il intègre sa chair. Son corps enfin affranchi de sa condition réductrice d’objet à vêtir et décorer, va devenir l’ami complice du voyage, le premier ”autre que lui” rencontré sur un mode juste, en vérité. De l’authenticité et de la congruence inaltérable de leur égalité dans la quête, vont surgir la force et l’évidence ; deux qualités qui permettent le dénuement indispensable pour approcher le vrai, pour oser la perte des mots, des repères et de toutes ces accroches qui nous maintiennent amarrés à l’extérieur.
Doubler de vigilance, s’abandonner totalement, sans céder, découvrir l’immédiateté qu’offre chaque instant ! Être dense avant la danse. Être eau qui relie les os et laisser les feulements, les glissements de textures intérieures, les déploiements musculaires qui jouent avec les amplitudes articulaires diriger le voyage. La main, le coude, le pas redeviennent la mesure de toute chose. Le balancé du bras, l’ondoiement des cervicales qui relient la terre au ciel rythment à nouveau le temps qui ondule, respire et porte le soleil dans son désir de retrouver Dame Lune.
Y mêler sa voix, renouer avec cette amie de toujours, celle qui dans la solitude abyssale des débuts de vie, tient déjà compagnie à l’oreille, premier outil de l’éveil ; fredonner, râler, racler, susurrer et refaire tout le chemin jusqu’au babil, ce premier chant qui, comme autant de doigts s’affolant sur les cordes d’une harpe, tente de donner corps et sens à la grande aventure qui se joue…
Aller à la rencontre du vivant invite celui qui en ressent le besoin, à éprouver et vivre sans projeter ni produire, à observer sans nommer, à cheminer avec l’ami fraichement rencontré et expérimenter sans le ou se critiquer. Et de sa capacité à s’accepter gauches, à s’accompagner vaille que vaille dans le transitoire grossier, dans l’inconfort de l’indécis, de l’indéfini, à finalement s’accueillir bras maladroits mais ouverts dans l’errance et la traversée de tous ces états désunis, de cette capacité-là, va naître la vraie disposition à aimer.
Le vivant ne fixe pas de rendez-vous, il écarte l’article qui chosifie et classe en genre, ramène à l’action et invite à l’impératif immédiat : rendez-vous ! Abandonnez-vous l’un à l’autre, rendez-vous compte et contes, contempler, et finalement, après le premier ”autre que soi” ainsi rencontré, au retour de voyage, considérer le suivant, l’autre en face...
Redoubler de vigilance, encore plus, s’abandonner à nouveau, toujours sans céder!
Passer par le corps, toujours, qui parfois gronde, tonne, se cabre et s’étonne, crache, crispe, tétanise, vacille, tremble, sue !
Apprendre à s’observer dans ce qui se délie, ce qui est joyeux et qui rit, mais aussi dans les tempêtes, qui recèlent tant de clés…
Aller à la rencontre du vivant transforme sans l’altérer, celui qui en a ressenti le besoin. Elle le grandit, le mûrit, le dresse ; elle l’unit vers… Quels que soient les chemins qui mènent à lui, commence alors un dialogue dans la vie de tous les jours, fait de clins d’œil et de petits riens anodins ponctuant ses journées ou ses semaines. Des hasards qui n’en sont pas, qui le ballotent entre l’intérieur et l’extérieur, et qui à force, par leurs récurrences, deviennent signes, pistes, puis évidences…
Rester vigilant, chaque jour, un espace et un temps pour le corps ; chaque jour, passer par le corps, chanter, tracer, souffler, vider, danser, manifester, être… vivant.
Arrive alors le jour où le vivant invite celui qui voyage à sa rencontre, à en témoigner. Le vivant déborde de patience, mais n’abandonne jamais ! Il taraude jusqu’à ce que la forme et la matière se définissent. Répondre à ce grand spectacle sans fin qu’est la vie en lui rendant la pareille sur scène, en tissant par la danse, le chant et la puissance du verbe un univers poétique permettant de relater ces expéditions au cœur de l’être et de les célébrer, s’est imposé. Tendre vers le vivant, tendre avec le vivant, tendre au vivant le petit miroir réfléchissant - dans son sens premier et humble - que chacun est, que nous sommes tous, nous, la somme des chacun !
© Etienne Frey – mars 2017